En Grec οὐ-τόπος le non- lieu, ou encore utopie, mot forgé par Thomas More. Représentation d’une société idéale
sans défaut contrairement à la réalité. En latin, cultura, culture. Ensemble des connaissances, des savoir faire, des traditions, des coutumes
propre à un genre humain, une civilisation.
Bien, à partir de là, qu’est-ce qu’une utopie culturelle ? Cela veut-il dire que la culture est une
utopie, elle ne se trouve dans aucun lieu ? Va t’en savoir…. Le TNN, du 25 au 27 mai, convoquait à s’y installer ces fameuses utopies, comme les anciens grecs convoquaient les oracles.
Ceux-ci devaient cheminer 50 ans, de mai 1968 à mai 2018. On peut-dire que la salle Michel Simon, a, tel l’Oracle de Delphes, été le lieu consacré
où les oracles ont été proférés et où le public se rendait pour obtenir une réponse. Le terme oracle désignant le devin et le lieu où il officiait Le non-lieu avait un lieu.
Le 25 mai, peu avant la tombée de la nuit, deux oracles conféraient de ce que
serait le théâtre en 2018, car ces devins s’exprimaient depuis mai 68. Dans l’espace sacré Cyril Cotinaud et Sébastien Davis, dans leurs habits de tous les jours, vont en fond de scène
revêtir leurs parures d’oracle. En fait, d’autres vêtements de tous les jours, mais comme si ces vêtements nous ramenaient un peu en arrière… Oh, tout juste 50 ans avant…
L’un a un collier de barbe genre enseignant, un pull à col roulé, un costume couleur beige avec de fines rayures. Il fait très prof agrégé adhérent au SNSUP [Syndicat National de
l’Enseignement Supérieur] d’Alain Geismar. Nous l’appellerons Alain.
L’autre, blue jeans, avec son crâne un peu déplumé et sa barbiche en pointe, à des faux airs de Vladimir Oulianov, dit Lénine. S’il avait des cheveux, il aurait quelque chose d’Anton
Pavlovitch Tchékhov. Nous l’appellerons Antoine.
Ils discutent donc ensemble, avec force argumentations, de ce que sera le théâtre dans 50 ans, c’est-à-dire en 2018. Ils sont très sérieux et s’avoinent très doctement. Cela leur donne à leur
entretien un coté un petit peu vain, comme deux personnes discutant ensemble pour ne pas s’ennuyer. Voyons, voyons… Deux personnes discutant ensemble pour ne pas s’ennuyer… Bon sang mais
c’est bien sûr ! Nous sommes chez Tchékhov !
C’est cela la force de ce texte écrit par Cyril Cotinaud et Sébastien Davis, il s’agit véritablement d’un « objet » de théâtre. La dramaturgie ? Une discussion entre deux
personnages dont on ne sait rien, peut-être un docteur et un écrivain. La scénographie ? Sans doute un salon, le samovar n’est pas loin. Sommes-nous dans Ivanov, dans Oncle Vania, dans
La Mouette ? Va t’en savoir…
Nos deux compères n’ont bien sûr pas connu mai 68. Cela confère à leur texte une certaine ironie, une certaine distance, mais également une certaine tendresse. Une certaine tendresse envers
leurs ainés qui n’arrêteraient pas de « s’empailler » pour des motifs qui pourraient nous paraitre un peu vain, mais qui voulaient rêver, comme le disait Treplev dans La
Mouette : Des formes nouvelles, voilà ce qu’il nous faut, et s’il n’y en a pas, alors mieux
vaut rien du tout.
Ils rêvent de petites salles de théâtre, d’une « jauge » de 100 personnes, avec pour chaque pièce une unique représentation. Comme un Avignon Off. Ils rêvent d’une société aléatoire
où, si l’on désire voir un Tchékhov, en fait c’est un Marivaux qui nous est destiné. Comme l’attribution de gains dans « La loterie à Babylone » de Borgès.
Alors, que sera le théâtre en 2018, s’interrogeaient-ils ? Je crains qu’il ne s’annonce comme une vaste accumulation de marchandises, pour reprendre la formule de Marx, un processus de réification -fait de considérer autrui comme un objet- mais
peut-être me trompé-je.
Au fait ! Le 25 mai 1968 était signée la fameuse déclaration de Villeurbanne http://www.mille-et-une-vagues.org/ocr/?La-Declaration-de-Villeurbanne .
50 ans plus tard des rêveurs, quelque part leur rendent un hommage amusé.
Les hommes, les lions, les aigles et les perdrix, les cerfs à cornes, les oies, les araignées, les
poissons silencieux, habitants des eaux, les étoiles de mer et celles qu’on ne peut voir à l’œil nu, bref, toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies se sont éteintes, ayant accompli
leur triste cycle… L’âme universelle, c’est moi… c’est moi. En moi vivent les âmes d’Alexandre et de César, de Shakespeare et de Napoléon, et celle de la dernière sangsue. En moi, la
conscience humaine s’est confondue (Tchékhov, La mouette, acte I scène 1)
Et si on laissait parler le rêveur qui sommeille en nous ?
A SUIVRE
Jacques Barbarin